Présentation de la publication :
Comment être assistante sociale au sous-sol d’une Grande Entreprise ?
J’accompagne des salariés en difficulté sur du court, moyen, voire long terme. Les problématiques peuvent être d’ordre privé, personnel, familial. Cela peut être aussi des difficultés professionnelles, de santé, de logement, de finances. Je suis une touche-à-tout des renseignements, de points sur le juridique, l’administratif et le social.
Témoignage issu du projet "Raconter le travail" mené par Pierre ROSANVALLON :
Comment être assistante sociale au sous-sol d’une Grande Entreprise ?
J’accompagne des salariés en difficulté sur du court, moyen, voire long terme. Les problématiques peuvent être d’ordre privé, personnel, familial. Cela peut être aussi des difficultés professionnelles, de santé, de logement, de finances. Je suis une touche-à-tout des renseignements, de points sur le juridique, l’administratif et le social.
Témoignage issu du projet "Raconter le travail" mené par Pierre ROSANVALLON :
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Du silence à l'éloquence
Je suis assistante sociale en entreprise. J’ai été embauchée il y a 3 ans, par une Société Prestataire de services en entreprises pour remplacer une assistante sociale sur le départ.
Le départ avait été un peu précipité, j’ai donc été appelée en urgence pour venir travailler dans la Grande Entreprise. Quand le responsable de la société prestataire m’a accueillie, il m’a fait visiter le bureau de l’assistante sociale. Le bureau, situé au sous-sol, avait été déserté. Il sentait le renfermé et l’humidité. Une tasse de café à moitié pleine trônait sur une pile de vieux papiers. Cette tasse, j’ai dû la laver à plusieurs reprises dans les lavabos des toilettes pour en décrocher le moisi qui s’y était incrusté.
Mon bureau, vide les premiers temps, s’est rempli peu à peu. Un des premiers salariés à m’avoir rencontrée m’a dit « Tiens, vous n’êtes pas vieille avec du poil au menton ? » Non, je suis jeune et imberbe mais je lui ai demandé de s’expliquer. « Votre collègue était vieille et moche. » Qu’est-ce que ma collègue avait fait pour lui ? L’avait-elle aidé pour une question sociale ? Je n’en savais rien, lui ne se rappelait que de son physique.
Au final, travailler pour la Grande Entreprise, c’est faire partie d’un casting géant. Sur les centaines de salariés croisés, je n’ai pas vu de noirs, très peu d’arabes. Les nouveaux arrivants sont jeunes, aux physiques agréables et semblent incarner parfaitement le dynamisme de la boîte.
Évidemment, les premiers temps furent difficiles. Je découvris que mon ancienne collègue s’enfermait dans son bureau, parfaitement isolé, et visionnait des films sur ses heures de travail. Elle ne recevait donc plus d’appels, de mails et tout le monde – y compris le médecin du travail – semblait avoir oublié son existence.
Je me suis montrée aux réunions, j’ai parcouru des kilomètres de couloirs. J’ai sollicité des entretiens avec des RH, des dirigeants, n’importe qui semblant s’intéresser au social. J’ai posé des questions. Naïvement, j’attendais des réponses. Je n’ai eu que des esquisses mensongères ou évasives. « Ils te feront faire ce qu’ils veulent que tu fasses mais jamais l’inverse. » C’est une phrase répétée régulièrement par une collègue, rompue à l’art de la communication de la Grande Entreprise. Que veulent-ils que je fasse ? Je suis assistante de service social, j’ai des capacités et des compétences, je suis une professionnelle consciencieuse et motivée, je ne demande pas mieux que de travailler pleinement et en bonne intelligence avec tous les partenaires. J’avoue que là, on s’était mal compris…
Le talent de la geisha
« Tu es jeune et belle, en réunion, n’ouvre pas la bouche. » Je synthétise à peu près la perception de mon responsable de ma fonction. Mon chef n’est responsable de moi que parce qu’il n’a pas le choix. Je crois qu’en 3 ans, il n’a pas encore compris ce qu’était mon travail. Ce n’est pas grave car il ne m’empêche pas de faire quoi que ce soit. Il me laisse faire, vu qu’il ne me parle pas. J’ai très peu de contacts avec lui et j’ai compris que le proverbe
« qui ne dit mot consent » doit s’appliquer à notre curieuse relation.
Dans mon bureau, il y a une boîte de mouchoirs pour les salariés en détresse. Comme je suis l’empathie réincarnée, que je suis « gentille et douce » (en tout cas aux yeux du personnel), je suis parfaite dans mon rôle de technicienne médico-sociale (dixit ma feuille de paie), prêteuse d’oreille et confidente. Parfois en réunion, on s’assure de ma présence quand on sent que l’assistante sociale ferait bonne figure ou en tout cas donnerait un crédit supplémentaire. J’ai parfaitement conscience que ce n’est pas mon rôle. Je pense qu’il me faudrait apprendre à jouer du biwa et au moins, je servirais à l’animation musicale de la partie.
La Grande Entreprise a développé une politesse et un langage bien particulier. Le tutoiement est de rigueur et quand on a le privilège de l’âge, on se fait embrasser régulièrement. C’est toujours un peu gênant pour moi car il faut que je me rappelle d’une rencontre à une autre qui je peux tutoyer, qui m’embrasse, qui me serre la main… Tout est codé et le passage du tutoiement au vouvoiement la signification d’une disgrâce possible.
Le vocabulaire semble régi par le service de communication. Le terme « risques psychosociaux » qui est tellement à la mode dans les médias a été remplacé par le terme « amélioration de la qualité de vie au travail ». Il existe donc une commission dépendante du CHSCT de la Grande Entreprise nommée ainsi depuis peu. Les participants se trompent régulièrement dans l’intitulé de la réunion et même les personnes de la Direction s’embrouillent régulièrement alors qu’ils ont été les premiers à nous marteler la nouvelle appellation. Les risques psychosociaux ont la peau dure dans nos mémoires.
Trêve de jérémiades, je travaille…
J’accompagne des salariés en difficulté sur du court, moyen, voire long terme. Les problématiques peuvent être d’ordre privé, personnel, familial. Cela peut être aussi des difficultés professionnelles, de santé, de logement, de finances. Je suis une touche-à-tout des renseignements, de points sur le juridique, l’administratif et le social. Quand cela dépasse mon champ de compétences, j’oriente et commence à connaître du monde ! Je vois des salariés handicapés, des personnes en difficulté dans leur couple, avec leurs enfants, des salariés en mutation et qui arrivent sur la région, des salariés qui veulent trouver un logement… Chaque situation est unique, chaque rencontre originale. Je travaille auprès de personnes qui ont des qualifications élevées (bac +5 et plus) et donc le salaire et le niveau de vie vont avec.
Je m’occupe de salariés qui ont un salaire au minimum deux fois plus élevé que le mien. Ils ont des avantages CE que je n’ai pas, une mutuelle extraordinaire comparée à celle de ma boîte et une convention collective que je connais mieux que quiconque vu que je m’en sers pour renseigner les salariés. J’écoute des salariés se plaindre de ne pas gagner assez, de ne pas avoir d’augmentations, de ne pas pouvoir inscrire leurs enfants dans les meilleures écoles parce que la Grande Entreprise ne fait pas assez pour eux. Je ne peux pas décemment leur renvoyer dans les dents que ce sont des enfants gâtés. Je ne peux pas les insulter quand ils m’expliquent que boucler leur fin de mois va être dur parce qu’ils ont réservé des vacances à la neige. Leur souffrance est réelle. Leur détresse existe même si leur bêtise la supplante souvent.
Régulièrement, j’essaie de me rappeler pourquoi j’avais quitté mon précédent poste au Conseil Général, en polyvalence de secteur. Quand je repense aux insultes régulières, aux agressions, et au manque criant de moyens, je me dis que j’avais bien fait de partir mais je suis tombée dans un excès inverse avec ce public de cadres.
En polyvalence, je faisais des permanences d’urgence. Nous recevions un public dans une grande précarité, qui venait souvent demander des chèques alimentaires. En prenant mon poste en février, la responsable de l’époque nous donnait ces chèques de façon généreuse. Au fil des mois, les consignes devenaient de plus en plus sévères. Au mois d’août, je donnais un chèque alimentaire de 7 euros pour une personne, un chèque de 14 euros pour un couple et de 21 euros pour un couple avec un ou plusieurs enfants. J’en pleurais presque de honte tellement les sommes me paraissaient dérisoires. Je ne sais pas comment les autres assistantes sociales ont fait pour terminer l’année avec ces chèques alimentaires. J’ai préféré partir en septembre. La tentation de travailler dans un secteur mieux financé était grande, j’en avais assez de m’excuser sans arrêt de la pauvreté du Conseil Général.
Juste après mon départ, j’ai tenu un certains discours à mes collègues : « Je travaille en entreprise maintenant, je ne me reçois plus de bureau sur la tête de la part d’usagers mécontents qu’on leur suspende le RSA. Et en plus, la Grande Entreprise a les moyens pour mener une politique sociale en faveur des salariés ! » Des moyens, il y en a mais pas vraiment employés de façon pragmatique et vraiment utile pour le salarié en difficulté. Désenchantée, moi ? Je ris encore de ma naïveté…
Quel idéal pour « mon » travail social en entreprise ?
Dans la Grande Entreprise où les salariés sont autant chouchoutés d’un côté que maltraités par d’autres aspects, le travail social a toute sa place. Bien qu’à mon arrivée sur ce site, j’étais persuadée de vite repartir, de nombreuses situations m’ont fait changer d’avis. On me répétait que je n’étais pas à ma place ; j’étais d’accord. Puis, une salariée m’a envoyé une carte de remerciements, une autre un petit cadeau. Finalement, j’ai oublié peu à peu mes préjugés sur cette Grande Entreprise riche. Je jalouse un peu leur statut, leur salaire, mais je ne les envie plus. Ces privilèges ont des contreparties parfois terribles tant sur la santé des salariés que leurs vies familiales et relations sociales.
Dans ma propre boîte, j’ai toujours mon statut de pot de fleur, bien que l’aspect décoratif ait été un peu écorné. Oui, je vieillis, je me suis mariée et j’ai eu un enfant. Mon état de grossesse m’a fait perdre mon sex-appeal (si jamais j’en ai eu un) et je suis devenue une honorable « Madame » l’assistante sociale. Je ne sais pas encore si on va assister à la décrépitude de la geisha. Céder au découragement serait facile. Je pourrais fermer mon bureau et regarder des DVD. Je pourrais prendre un livre et rattraper mon retard en lecture. Je ne suis pas sûre que grand monde s’en rendrait compte. Alors je me surveille. Je relance sans arrêt mon travail. Je fais de la publicité pour le service social. Je fais bonne figure aux réunions et distribue ma carte de visite à tour de bras. Régulièrement, je relance des projets, j’existe et je le montre (même si aucun projet n’a encore abouti jusqu’à aujourd’hui). Je me bats pour que « mes » riches salariés aient un service social digne de ce nom, qu’ils ne restent pas isolés dans leur détresse. Des idéaux dans mon métier, j’en ai. J’arrêterai cette profession quand ils auront disparu. Mais jusqu’ici j’en ai besoin pour avancer, même si parfois, un peu plus de lucidité ne me ferait pas de mal.
Le départ avait été un peu précipité, j’ai donc été appelée en urgence pour venir travailler dans la Grande Entreprise. Quand le responsable de la société prestataire m’a accueillie, il m’a fait visiter le bureau de l’assistante sociale. Le bureau, situé au sous-sol, avait été déserté. Il sentait le renfermé et l’humidité. Une tasse de café à moitié pleine trônait sur une pile de vieux papiers. Cette tasse, j’ai dû la laver à plusieurs reprises dans les lavabos des toilettes pour en décrocher le moisi qui s’y était incrusté.
Mon bureau, vide les premiers temps, s’est rempli peu à peu. Un des premiers salariés à m’avoir rencontrée m’a dit « Tiens, vous n’êtes pas vieille avec du poil au menton ? » Non, je suis jeune et imberbe mais je lui ai demandé de s’expliquer. « Votre collègue était vieille et moche. » Qu’est-ce que ma collègue avait fait pour lui ? L’avait-elle aidé pour une question sociale ? Je n’en savais rien, lui ne se rappelait que de son physique.
Au final, travailler pour la Grande Entreprise, c’est faire partie d’un casting géant. Sur les centaines de salariés croisés, je n’ai pas vu de noirs, très peu d’arabes. Les nouveaux arrivants sont jeunes, aux physiques agréables et semblent incarner parfaitement le dynamisme de la boîte.
Évidemment, les premiers temps furent difficiles. Je découvris que mon ancienne collègue s’enfermait dans son bureau, parfaitement isolé, et visionnait des films sur ses heures de travail. Elle ne recevait donc plus d’appels, de mails et tout le monde – y compris le médecin du travail – semblait avoir oublié son existence.
Je me suis montrée aux réunions, j’ai parcouru des kilomètres de couloirs. J’ai sollicité des entretiens avec des RH, des dirigeants, n’importe qui semblant s’intéresser au social. J’ai posé des questions. Naïvement, j’attendais des réponses. Je n’ai eu que des esquisses mensongères ou évasives. « Ils te feront faire ce qu’ils veulent que tu fasses mais jamais l’inverse. » C’est une phrase répétée régulièrement par une collègue, rompue à l’art de la communication de la Grande Entreprise. Que veulent-ils que je fasse ? Je suis assistante de service social, j’ai des capacités et des compétences, je suis une professionnelle consciencieuse et motivée, je ne demande pas mieux que de travailler pleinement et en bonne intelligence avec tous les partenaires. J’avoue que là, on s’était mal compris…
Le talent de la geisha
« Tu es jeune et belle, en réunion, n’ouvre pas la bouche. » Je synthétise à peu près la perception de mon responsable de ma fonction. Mon chef n’est responsable de moi que parce qu’il n’a pas le choix. Je crois qu’en 3 ans, il n’a pas encore compris ce qu’était mon travail. Ce n’est pas grave car il ne m’empêche pas de faire quoi que ce soit. Il me laisse faire, vu qu’il ne me parle pas. J’ai très peu de contacts avec lui et j’ai compris que le proverbe
« qui ne dit mot consent » doit s’appliquer à notre curieuse relation.
Dans mon bureau, il y a une boîte de mouchoirs pour les salariés en détresse. Comme je suis l’empathie réincarnée, que je suis « gentille et douce » (en tout cas aux yeux du personnel), je suis parfaite dans mon rôle de technicienne médico-sociale (dixit ma feuille de paie), prêteuse d’oreille et confidente. Parfois en réunion, on s’assure de ma présence quand on sent que l’assistante sociale ferait bonne figure ou en tout cas donnerait un crédit supplémentaire. J’ai parfaitement conscience que ce n’est pas mon rôle. Je pense qu’il me faudrait apprendre à jouer du biwa et au moins, je servirais à l’animation musicale de la partie.
La Grande Entreprise a développé une politesse et un langage bien particulier. Le tutoiement est de rigueur et quand on a le privilège de l’âge, on se fait embrasser régulièrement. C’est toujours un peu gênant pour moi car il faut que je me rappelle d’une rencontre à une autre qui je peux tutoyer, qui m’embrasse, qui me serre la main… Tout est codé et le passage du tutoiement au vouvoiement la signification d’une disgrâce possible.
Le vocabulaire semble régi par le service de communication. Le terme « risques psychosociaux » qui est tellement à la mode dans les médias a été remplacé par le terme « amélioration de la qualité de vie au travail ». Il existe donc une commission dépendante du CHSCT de la Grande Entreprise nommée ainsi depuis peu. Les participants se trompent régulièrement dans l’intitulé de la réunion et même les personnes de la Direction s’embrouillent régulièrement alors qu’ils ont été les premiers à nous marteler la nouvelle appellation. Les risques psychosociaux ont la peau dure dans nos mémoires.
Trêve de jérémiades, je travaille…
J’accompagne des salariés en difficulté sur du court, moyen, voire long terme. Les problématiques peuvent être d’ordre privé, personnel, familial. Cela peut être aussi des difficultés professionnelles, de santé, de logement, de finances. Je suis une touche-à-tout des renseignements, de points sur le juridique, l’administratif et le social. Quand cela dépasse mon champ de compétences, j’oriente et commence à connaître du monde ! Je vois des salariés handicapés, des personnes en difficulté dans leur couple, avec leurs enfants, des salariés en mutation et qui arrivent sur la région, des salariés qui veulent trouver un logement… Chaque situation est unique, chaque rencontre originale. Je travaille auprès de personnes qui ont des qualifications élevées (bac +5 et plus) et donc le salaire et le niveau de vie vont avec.
Je m’occupe de salariés qui ont un salaire au minimum deux fois plus élevé que le mien. Ils ont des avantages CE que je n’ai pas, une mutuelle extraordinaire comparée à celle de ma boîte et une convention collective que je connais mieux que quiconque vu que je m’en sers pour renseigner les salariés. J’écoute des salariés se plaindre de ne pas gagner assez, de ne pas avoir d’augmentations, de ne pas pouvoir inscrire leurs enfants dans les meilleures écoles parce que la Grande Entreprise ne fait pas assez pour eux. Je ne peux pas décemment leur renvoyer dans les dents que ce sont des enfants gâtés. Je ne peux pas les insulter quand ils m’expliquent que boucler leur fin de mois va être dur parce qu’ils ont réservé des vacances à la neige. Leur souffrance est réelle. Leur détresse existe même si leur bêtise la supplante souvent.
Régulièrement, j’essaie de me rappeler pourquoi j’avais quitté mon précédent poste au Conseil Général, en polyvalence de secteur. Quand je repense aux insultes régulières, aux agressions, et au manque criant de moyens, je me dis que j’avais bien fait de partir mais je suis tombée dans un excès inverse avec ce public de cadres.
En polyvalence, je faisais des permanences d’urgence. Nous recevions un public dans une grande précarité, qui venait souvent demander des chèques alimentaires. En prenant mon poste en février, la responsable de l’époque nous donnait ces chèques de façon généreuse. Au fil des mois, les consignes devenaient de plus en plus sévères. Au mois d’août, je donnais un chèque alimentaire de 7 euros pour une personne, un chèque de 14 euros pour un couple et de 21 euros pour un couple avec un ou plusieurs enfants. J’en pleurais presque de honte tellement les sommes me paraissaient dérisoires. Je ne sais pas comment les autres assistantes sociales ont fait pour terminer l’année avec ces chèques alimentaires. J’ai préféré partir en septembre. La tentation de travailler dans un secteur mieux financé était grande, j’en avais assez de m’excuser sans arrêt de la pauvreté du Conseil Général.
Juste après mon départ, j’ai tenu un certains discours à mes collègues : « Je travaille en entreprise maintenant, je ne me reçois plus de bureau sur la tête de la part d’usagers mécontents qu’on leur suspende le RSA. Et en plus, la Grande Entreprise a les moyens pour mener une politique sociale en faveur des salariés ! » Des moyens, il y en a mais pas vraiment employés de façon pragmatique et vraiment utile pour le salarié en difficulté. Désenchantée, moi ? Je ris encore de ma naïveté…
Quel idéal pour « mon » travail social en entreprise ?
Dans la Grande Entreprise où les salariés sont autant chouchoutés d’un côté que maltraités par d’autres aspects, le travail social a toute sa place. Bien qu’à mon arrivée sur ce site, j’étais persuadée de vite repartir, de nombreuses situations m’ont fait changer d’avis. On me répétait que je n’étais pas à ma place ; j’étais d’accord. Puis, une salariée m’a envoyé une carte de remerciements, une autre un petit cadeau. Finalement, j’ai oublié peu à peu mes préjugés sur cette Grande Entreprise riche. Je jalouse un peu leur statut, leur salaire, mais je ne les envie plus. Ces privilèges ont des contreparties parfois terribles tant sur la santé des salariés que leurs vies familiales et relations sociales.
Dans ma propre boîte, j’ai toujours mon statut de pot de fleur, bien que l’aspect décoratif ait été un peu écorné. Oui, je vieillis, je me suis mariée et j’ai eu un enfant. Mon état de grossesse m’a fait perdre mon sex-appeal (si jamais j’en ai eu un) et je suis devenue une honorable « Madame » l’assistante sociale. Je ne sais pas encore si on va assister à la décrépitude de la geisha. Céder au découragement serait facile. Je pourrais fermer mon bureau et regarder des DVD. Je pourrais prendre un livre et rattraper mon retard en lecture. Je ne suis pas sûre que grand monde s’en rendrait compte. Alors je me surveille. Je relance sans arrêt mon travail. Je fais de la publicité pour le service social. Je fais bonne figure aux réunions et distribue ma carte de visite à tour de bras. Régulièrement, je relance des projets, j’existe et je le montre (même si aucun projet n’a encore abouti jusqu’à aujourd’hui). Je me bats pour que « mes » riches salariés aient un service social digne de ce nom, qu’ils ne restent pas isolés dans leur détresse. Des idéaux dans mon métier, j’en ai. J’arrêterai cette profession quand ils auront disparu. Mais jusqu’ici j’en ai besoin pour avancer, même si parfois, un peu plus de lucidité ne me ferait pas de mal.