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Lettre de transmission aux autorités publiques et aux partenaires concernés
Madame Monsieur,
L’annonce d’une reconfiguration en profondeur des métiers sociaux dans notre pays suscite bien des critiques et controverses. Loin de tout corporatisme, plusieurs organisations de professionnels directement concernés se mobilisent actuellement pour faire connaître leur point de vue, leurs exigences et leurs propositions. Ce qui ne semble ni facile ni bien compris par les décideurs.
En soutien à leurs efforts pour que s’ouvre un large débat démocratique sur tous ces sujets, il est apparu nécessaire à un certain nombre d’enseignants universitaires, de formateurs et de chercheurs, tous liés au travail social, d’alerter les autorités publiques et les groupements partenaires sur les dangers de la réforme annoncée.
Vous trouverez ci-après une lettre ouverte argumentée de défense des métiers sociaux avec ses trente-huit premiers signataires. D’autres suivront et la presse en sera informée.
Restant à votre disposition, nous vous prions de croire, Madame, Monsieur, à nos très sincères salutations.
Les premiers signataires
defendrelesmetierssociaux@gmail.com
Défendre les métiers sociaux : Lettre ouverte aux autorités publiques et aux partenaires concernés
La politique de formation aux différents métiers du travail social déraille depuis quelques années.
Le 15 décembre 2014, un rapport sur la refonte de ces métiers a été déposé par la Commission Professionnelle Consultative (CPC), instance consultative au sein du ministère des affaires sociales. Ce groupe, presque à huis clos, sans réelle concertation avec les intéressés, préparait depuis près de deux années un projet de réforme sans précédent remettant en question les cadres historiques du travail social salarié. Des réactions se sont fait entendre suite au dépôt de ce rapport en décembre 2015 et Mme Bourguignon, députée de la 6ème circonscription du Pas-de-Calais, a été missionnée pour rencontrer un certain nombre d’acteurs. Elle remettra son propre rapport au premier ministre fin juin 2015.
Trois propositions majeures retiennent notre attention :
Le travail social n’est pas un service comme un autre, nulle part au monde il n’est soumis aux règles du commerce. Les professionnels ne sont pas les exécutants de dispositifs ou pire d’algorithmes qui auraient été concoctés en dehors d’eux. Ils sont et doivent rester coproducteurs du modèle social français. La noblesse de cette pratique tient à deux traits essentiels : d’une part, ce sont des professionnels aux prises avec des terrains et des situations toujours difficiles, là où les effets de la crise socio-économique sont les plus visibles, là où reculent le vivre ensemble et parfois la citoyenneté, s’agissant notamment des dits exclus, des jeunes désœuvrés ou des populations dont l’intégration est contrariée ; d’autre part, ils font ce que le citoyen ordinaire ne fait généralement pas, ils vont au contact des gens en difficulté, ils vivent parfois avec eux dans des institutions ad hoc, leur implication est remarquable, ils ont appris à « savoir s’y prendre », grâce notamment à la culture clinique qui caractérisait leur formation, jusqu’à ces dernières années.
Ce tableau globalement cohérent, qui ne demandait qu’à être consolidé pour mieux répondre aux nouveaux enjeux mais aussi pour continuer d’améliorer la qualité des réponses déjà à l’œuvre, est aujourd’hui mis à mal sur plusieurs plans.
Notre pays se caractérise d’abord par l’absence d’une doctrine globale pour l’action sociale depuis plus de 30 ans et, à ce titre, le rapport de la CPC témoigne d’une absence totale d’ambition politique, ne faisant que soumettre des propositions techniques face à une réalité qu’il caricature. Manifestement, les « simplifications » concernant la fusion des métiers et les réductions de la formation répondent avant tout à une rationalité organisationnelle, au service des employeurs, en évitant soigneusement de penser de façon éthique la question de l’accompagnement et de l’aide qu’il faut mettre en œuvre au profit de personnes en difficulté.
Cette absence de doctrine n’est pas sans conséquence pour le travail social et la politique de formation. Ainsi : le travail social a été décentralisé comme une simple main-d’œuvre sans réflexion sur l’impact de cette réforme structurelle sur les métiers et les conditions de travail ; depuis la loi de 2002-2, on s’est largement servi des droits des usagers pour justifier l’accroissement des obligations formelles des professionnels et surtout changer discrètement la nature de leur « service » ; les équipements hier encore conçus comme des institutions vivantes deviennent progressivement, pour et par la gestion, des entreprises sociales, sur un marché donné ; incapables de résister à la conversion marchande et peu soutenus par leur tutelle, les centres de formation, majoritairement gérés par des associations, sont également devenus des négociants, au service des employeurs plus que des métiers ; les diplômes d’État si difficiles à imposer se démonétisent ; les rapports avec l’université ne sont toujours pas pensés au plus haut niveau et restent négociés localement au cas par cas (au contraire de nombreux pays en Europe et au-delà).
Le nombre des professionnels dans le champ social s’est accru considérablement, ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Si l’emploi social y gagne en nombre, le périmètre du travail social est lui devenu beaucoup plus flou, du fait de cette absence de doctrine ; une déprofessionnalisation réelle est également visible qui profite au bénévolat et aux emplois précaires, mais aussi aux fonds d’investissement privés et aux aventuriers de toutes sortes, dans les domaines les plus solvables ; longtemps très marginal, apparaît désormais un travail social libéral qui signe la fin des références aux valeurs du service public et de la solidarité, même sous couvert associatif, les associations ayant perdu leur fonction de corps intermédiaires indispensables au fonctionnement démocratique pour devenir de simples relais gestionnaires instrumentalisés ; depuis les années 2000 enfin la gestion de toutes ces réalisations est gagnée par un formalisme autoritaire productiviste. Ce n’est pourtant pas avec des programmes, des référentiels ou des tonnes d’indicateurs pour des « tableaux de bord de la performance » qu’on accompagne un concitoyen en difficulté !
Une division du travail, bien connue dans les secteurs productifs, s’introduit progressivement dans le domaine du travail social. L’axe historique de fondation des métiers de base a longtemps été le niveau III de qualification, obtenu en trois ans après le Bac selon une pédagogie de l’alternance impliquant une longue période de stage. Cette façon d’opérer nourrissait l’action de terrain, armait pour la rencontre des personnes accompagnées, tout en permettant une promotion dans la carrière vers des responsabilités intégrées d’encadrement, de direction, de formation, de recherche et d’expertise. Un idéal et des savoirs de métier partagés tenaient ensemble ces deux faces de l’activité. La nouvelle norme d’efficacité gestionnaire, basée non plus sur l’exigence de solidarité mais sur l’économie de « l’argent public consentie aux questions sociales » et l’ouverture au marché de toutes les formations, y compris universitaires, induisent dans le domaine du social professionnel une tout autre division du travail. Elle se caractérise par une séparation beaucoup plus nette entre les fonctions supérieures d’ingénierie, de direction, d’encadrement, de coordination, d’évaluation, etc. et les fonctions « inférieures » d’exécution qui sont pourtant le cœur des métiers.
Pour les premiers, la préparation aux niveaux II et I de qualification requis bénéficie soit de diplômes promotionnels internes, soit de masters universitaires, à dominante de gestion et de management, dont l’offre est considérable et non régulée. Ce marché-là est aujourd’hui totalement ouvert et les fonctions supérieures du travail social sont maintenant investies pas des candidats en reconversion parfois très éloignés et très ignorants de la question sociale et de la culture clinique. Pour les autres, la norme d’exécution entraîne la déqualification des postes comme des personnes, elle précarise les salariés et fait courir des risques nouveaux aux « usagers » (qualité relative, substituabilité, maltraitances). Cette nouvelle donne n’est pratiquement plus contrôlée par la formation, qui se raccourcit ou disparaît, mais par la magie des recommandations de bonnes pratiques et des évaluations.
Enfin, l’éthique et les pratiques cliniques, sans lesquelles tout travail social ne serait qu’administratif, sont particulièrement visées par la réingénierie annoncée. On ne le dit pas assez, dans tous ces métiers, il existe un code de déontologie et une éthique qui se soutiennent des valeurs républicaines et humanistes, et constituent les fondements d’une clinique de l’intervention. L’ANAS, la FNEJE et l’ONES y ont largement contribué. La clinique en travail social se présente avant tout comme clinique de la rencontre humaine, où chaque usager est pris en compte (et pas seulement pris en charge) dans toute sa singularité, son histoire et ses difficultés spécifiques. Les travailleurs sociaux n’ont pas à faire à des catégories sociales ou des pathologies, mais à des sujets, un par un, pour lesquels à chaque fois il s’agit de penser un projet auquel chaque usager ou son représentant participe dans sa conception et sa mise en œuvre (comme le rappelle d’ailleurs la loi de 2002.2). Sans cette approche éthique et clinique l’acte en travail social, dont on est en droit d’attendre un changement dans la vie de l’usager, serait réduit à une modalité technicienne. Les travailleurs sociaux seraient alors en peine de mener à bien les missions qui leur sont confiées par la puissance publique. Réduits à l’état de gardes-chiourmes d’un « parc humain » de surnuméraires dans lequel, selon ses besoins, la machine économique viendrait piocher de temps à autre pour faire baisser les prix de production, ils n’auraient plus de « travailleurs du social » que le nom.
D’autant plus qu’un certain nombre d’usagers, pour des raisons de handicap ou de maladie invalidante, ne représentent aucune « valeur » sur le marché. On ne voit pas bien alors la nécessité d’une formation de qualité telle que nous l’avons connue jusque récemment. C’est sans doute ce que vise en sous-main cette réforme qui atteint autant les formations initiales que la formation continue, dont le texte de mars 2014 sonne le glas : diminution drastique des budgets prélevés sur la masse salariale ; détournement des financements vers des formations certifiantes, qualifiantes, diplômantes déjà financées. Alors qu’une grande majorité de travailleurs sociaux engagés dans des métiers exigeants et éprouvants, où la prise de distance est à construire en permanence, sont surtout en attente d’espaces d’élaboration et de construction du sens de leur pratique et non d’un diplôme supplémentaire.
Les partisans de la réingénierie schématique des métiers se trompent donc quand ils disent vouloir défendre par ce moyen le travail social et sa part clinique, le visibiliser pour attirer de nouveaux candidats et surtout l’adapter aux enjeux contemporains, dans un contexte de réduction des moyens publics, comme si c’était inéluctable. Outre le risque évident de contre-productivité, il apparaît que l’enjeu principal est en réalité beaucoup plus politique et qualitatif que stratégique et financier. Quand c’est le sens même de l’engagement dans ces métiers difficiles et les moyens de tenir à l’épreuve quotidienne de difficultés dont la société se déleste qui déraillent, on doit d’abord réfléchir ensemble à la doctrine du travail social qu’il nous faut, aux meilleures conditions de sa préparation collective, pluridisciplinaire et indépendante, et à quel type de société ces différents choix correspondent. L’orientation formaliste-rationnelle couplée à la règle du mieux disant/moins coûtant qui dominent aujourd’hui les travaux de « refondation », font craindre le pire, sous couvert hélas des meilleures intentions.
C’est pourquoi nous soutenons les professionnels en formation ou opérant dans les différentes institutions du social ainsi que les formateurs qui résistent à ce type de changement par le haut et réclament plus de démocratie et plus de respect pour les métiers institués.
Pour continuer de contribuer de façon essentielle au pacte républicain, pour l’avenir du travail social, il faut raisonner en termes de communauté de travail et non de marché des compétences.
Liste des 38 premiers signataires, par ordre alphabétique
Jean-Sébastien Alix, sociologue, formateur à l’IUT B, Lille 3
Nicolas Amadio, maître de conférences en sociologie, directeur du CERIS, Strasbourg
François Astolfi, ancien inspecteur des affaires sanitaires et sociales
Michel Autès, chercheur au CNRS
Romuald Avet, psychologue, formateur dans un centre de formation
Noël Ballestra, éducateur spécialisé, formateur en région PACA
Vincent Balmès, pédopsychiatre, psychanalyste
Philippe Bataille, directeur d’études, EHESS
Michèle Becquemin, maître de conférence, université Paris-Est (DUT Carrières sociales et Masters/DEIS)
Didier Bertrand, éducateur spécialisé, directeur d’établissement, formateur
Jacky Besson, directeur du Centre de formation de l’Essonne (CFE)
Alain Bruel, magistrat honoraire, ancien président du tribunal pour enfant de Paris
Vincent Caradec, professeur à Lille 3
Jean Cartry, éducateur spécialisé en placement familial, auteur chez Dunod
Michel Chauvière, directeur de recherche émérite au CNRS
Raymond Curie, formateur et sociologue (ARFRITS, Lyon 9°)
Jean-Eudes Dallou, directeur du Complexe Gernez Rieux, La Réunion
Jean-Yves Dartiguenave, professeur de sociologie, université de Rennes 2
Bruno Duriez, directeur de recherche émérite au CNRS
Richard Gaillard, maître de conférences en sociologie, université d’Angers
Jean-François Gaspar, maître-assistant à la Haute école de Louvain et à la Haute école de Namur Liège Luxembourg, membre associé du CESSP, EHESS
Vincent de Gaulejac, professeur émérite à l’université Paris Diderot, président du réseau international de sociologie clinique
Roland Gori, professeur émérite de psychopathologie, université Aix-Marseille, psychanalyste, président de l’Appel des appels
Yannick Guillaume, Formateur et superviseur à l'IRTS de Champagne-Ardenne
Christiane Henry, ex-conseillère technique en travail social au bureau du cabinet du ministre des Affaires sociales
Joël Henry, éducateur spécialisé, cofondateur et ancien directeur du comité européen d’action spécialisée pour l’enfant et la famille dans leur milieu de vie (Eurocef), OING près le Conseil de l’Europe
Véronique Le Goaziou, sociologue, chercheur associé au CNRS
Michel Lemay, pédopsychiatre, professeur émérite, faculté de médecine de l’université de Montréal
Éric Marlière, maître de conférences en sociologie, Lille 3
Gérard Mauger, directeur de recherche émérite au CNRS
Jacques Marpeau, formateur, chercheur, écrivain
Emmanuelle Mikanga, formatrice, Orléans
Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS, animateur du site « Délinquance, justice et autres questions de société »
Christophe Niewiadomski, professeur des universités en Sciences de l'éducation, Lille 3
Bernard Pellegrini, ancien directeur du CNFE-PJJ, Vaucresson
Bertrand Ravon, professeur de sociologie, université Louis Lumière Lyon 2, président du conseil scientifique du Préfas Rhône-Alpes
Joseph Rouzel, éducateur, psychanalyste
Noureddine Zaalouni, sociologue, directeur du Pôle famille parentalité, Maison des parents, Trappes
Madame Monsieur,
L’annonce d’une reconfiguration en profondeur des métiers sociaux dans notre pays suscite bien des critiques et controverses. Loin de tout corporatisme, plusieurs organisations de professionnels directement concernés se mobilisent actuellement pour faire connaître leur point de vue, leurs exigences et leurs propositions. Ce qui ne semble ni facile ni bien compris par les décideurs.
En soutien à leurs efforts pour que s’ouvre un large débat démocratique sur tous ces sujets, il est apparu nécessaire à un certain nombre d’enseignants universitaires, de formateurs et de chercheurs, tous liés au travail social, d’alerter les autorités publiques et les groupements partenaires sur les dangers de la réforme annoncée.
Vous trouverez ci-après une lettre ouverte argumentée de défense des métiers sociaux avec ses trente-huit premiers signataires. D’autres suivront et la presse en sera informée.
Restant à votre disposition, nous vous prions de croire, Madame, Monsieur, à nos très sincères salutations.
Les premiers signataires
defendrelesmetierssociaux@gmail.com
Défendre les métiers sociaux : Lettre ouverte aux autorités publiques et aux partenaires concernés
La politique de formation aux différents métiers du travail social déraille depuis quelques années.
Le 15 décembre 2014, un rapport sur la refonte de ces métiers a été déposé par la Commission Professionnelle Consultative (CPC), instance consultative au sein du ministère des affaires sociales. Ce groupe, presque à huis clos, sans réelle concertation avec les intéressés, préparait depuis près de deux années un projet de réforme sans précédent remettant en question les cadres historiques du travail social salarié. Des réactions se sont fait entendre suite au dépôt de ce rapport en décembre 2015 et Mme Bourguignon, députée de la 6ème circonscription du Pas-de-Calais, a été missionnée pour rencontrer un certain nombre d’acteurs. Elle remettra son propre rapport au premier ministre fin juin 2015.
Trois propositions majeures retiennent notre attention :
- Une diminution de l’offre avec la disparition d’un certain nombre de diplômes et la déqualification des métiers.
- Une régression dans la relation à l’autre puisque les actuels professionnels de niveau III (Bac + 2) deviendraient des « coordinateurs de projets » (comme si le projet était une fin en soi et non l’outil qu’il est depuis longtemps !), la relation directe avec les publics accompagnés étant confiée à des personnels moins formés.
- Une réorganisation de la formation pratique avec une diminution drastique du temps de stage, tout en maintenant le principe de d’alternance !
Le travail social n’est pas un service comme un autre, nulle part au monde il n’est soumis aux règles du commerce. Les professionnels ne sont pas les exécutants de dispositifs ou pire d’algorithmes qui auraient été concoctés en dehors d’eux. Ils sont et doivent rester coproducteurs du modèle social français. La noblesse de cette pratique tient à deux traits essentiels : d’une part, ce sont des professionnels aux prises avec des terrains et des situations toujours difficiles, là où les effets de la crise socio-économique sont les plus visibles, là où reculent le vivre ensemble et parfois la citoyenneté, s’agissant notamment des dits exclus, des jeunes désœuvrés ou des populations dont l’intégration est contrariée ; d’autre part, ils font ce que le citoyen ordinaire ne fait généralement pas, ils vont au contact des gens en difficulté, ils vivent parfois avec eux dans des institutions ad hoc, leur implication est remarquable, ils ont appris à « savoir s’y prendre », grâce notamment à la culture clinique qui caractérisait leur formation, jusqu’à ces dernières années.
Ce tableau globalement cohérent, qui ne demandait qu’à être consolidé pour mieux répondre aux nouveaux enjeux mais aussi pour continuer d’améliorer la qualité des réponses déjà à l’œuvre, est aujourd’hui mis à mal sur plusieurs plans.
Notre pays se caractérise d’abord par l’absence d’une doctrine globale pour l’action sociale depuis plus de 30 ans et, à ce titre, le rapport de la CPC témoigne d’une absence totale d’ambition politique, ne faisant que soumettre des propositions techniques face à une réalité qu’il caricature. Manifestement, les « simplifications » concernant la fusion des métiers et les réductions de la formation répondent avant tout à une rationalité organisationnelle, au service des employeurs, en évitant soigneusement de penser de façon éthique la question de l’accompagnement et de l’aide qu’il faut mettre en œuvre au profit de personnes en difficulté.
Cette absence de doctrine n’est pas sans conséquence pour le travail social et la politique de formation. Ainsi : le travail social a été décentralisé comme une simple main-d’œuvre sans réflexion sur l’impact de cette réforme structurelle sur les métiers et les conditions de travail ; depuis la loi de 2002-2, on s’est largement servi des droits des usagers pour justifier l’accroissement des obligations formelles des professionnels et surtout changer discrètement la nature de leur « service » ; les équipements hier encore conçus comme des institutions vivantes deviennent progressivement, pour et par la gestion, des entreprises sociales, sur un marché donné ; incapables de résister à la conversion marchande et peu soutenus par leur tutelle, les centres de formation, majoritairement gérés par des associations, sont également devenus des négociants, au service des employeurs plus que des métiers ; les diplômes d’État si difficiles à imposer se démonétisent ; les rapports avec l’université ne sont toujours pas pensés au plus haut niveau et restent négociés localement au cas par cas (au contraire de nombreux pays en Europe et au-delà).
Le nombre des professionnels dans le champ social s’est accru considérablement, ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Si l’emploi social y gagne en nombre, le périmètre du travail social est lui devenu beaucoup plus flou, du fait de cette absence de doctrine ; une déprofessionnalisation réelle est également visible qui profite au bénévolat et aux emplois précaires, mais aussi aux fonds d’investissement privés et aux aventuriers de toutes sortes, dans les domaines les plus solvables ; longtemps très marginal, apparaît désormais un travail social libéral qui signe la fin des références aux valeurs du service public et de la solidarité, même sous couvert associatif, les associations ayant perdu leur fonction de corps intermédiaires indispensables au fonctionnement démocratique pour devenir de simples relais gestionnaires instrumentalisés ; depuis les années 2000 enfin la gestion de toutes ces réalisations est gagnée par un formalisme autoritaire productiviste. Ce n’est pourtant pas avec des programmes, des référentiels ou des tonnes d’indicateurs pour des « tableaux de bord de la performance » qu’on accompagne un concitoyen en difficulté !
Une division du travail, bien connue dans les secteurs productifs, s’introduit progressivement dans le domaine du travail social. L’axe historique de fondation des métiers de base a longtemps été le niveau III de qualification, obtenu en trois ans après le Bac selon une pédagogie de l’alternance impliquant une longue période de stage. Cette façon d’opérer nourrissait l’action de terrain, armait pour la rencontre des personnes accompagnées, tout en permettant une promotion dans la carrière vers des responsabilités intégrées d’encadrement, de direction, de formation, de recherche et d’expertise. Un idéal et des savoirs de métier partagés tenaient ensemble ces deux faces de l’activité. La nouvelle norme d’efficacité gestionnaire, basée non plus sur l’exigence de solidarité mais sur l’économie de « l’argent public consentie aux questions sociales » et l’ouverture au marché de toutes les formations, y compris universitaires, induisent dans le domaine du social professionnel une tout autre division du travail. Elle se caractérise par une séparation beaucoup plus nette entre les fonctions supérieures d’ingénierie, de direction, d’encadrement, de coordination, d’évaluation, etc. et les fonctions « inférieures » d’exécution qui sont pourtant le cœur des métiers.
Pour les premiers, la préparation aux niveaux II et I de qualification requis bénéficie soit de diplômes promotionnels internes, soit de masters universitaires, à dominante de gestion et de management, dont l’offre est considérable et non régulée. Ce marché-là est aujourd’hui totalement ouvert et les fonctions supérieures du travail social sont maintenant investies pas des candidats en reconversion parfois très éloignés et très ignorants de la question sociale et de la culture clinique. Pour les autres, la norme d’exécution entraîne la déqualification des postes comme des personnes, elle précarise les salariés et fait courir des risques nouveaux aux « usagers » (qualité relative, substituabilité, maltraitances). Cette nouvelle donne n’est pratiquement plus contrôlée par la formation, qui se raccourcit ou disparaît, mais par la magie des recommandations de bonnes pratiques et des évaluations.
Enfin, l’éthique et les pratiques cliniques, sans lesquelles tout travail social ne serait qu’administratif, sont particulièrement visées par la réingénierie annoncée. On ne le dit pas assez, dans tous ces métiers, il existe un code de déontologie et une éthique qui se soutiennent des valeurs républicaines et humanistes, et constituent les fondements d’une clinique de l’intervention. L’ANAS, la FNEJE et l’ONES y ont largement contribué. La clinique en travail social se présente avant tout comme clinique de la rencontre humaine, où chaque usager est pris en compte (et pas seulement pris en charge) dans toute sa singularité, son histoire et ses difficultés spécifiques. Les travailleurs sociaux n’ont pas à faire à des catégories sociales ou des pathologies, mais à des sujets, un par un, pour lesquels à chaque fois il s’agit de penser un projet auquel chaque usager ou son représentant participe dans sa conception et sa mise en œuvre (comme le rappelle d’ailleurs la loi de 2002.2). Sans cette approche éthique et clinique l’acte en travail social, dont on est en droit d’attendre un changement dans la vie de l’usager, serait réduit à une modalité technicienne. Les travailleurs sociaux seraient alors en peine de mener à bien les missions qui leur sont confiées par la puissance publique. Réduits à l’état de gardes-chiourmes d’un « parc humain » de surnuméraires dans lequel, selon ses besoins, la machine économique viendrait piocher de temps à autre pour faire baisser les prix de production, ils n’auraient plus de « travailleurs du social » que le nom.
D’autant plus qu’un certain nombre d’usagers, pour des raisons de handicap ou de maladie invalidante, ne représentent aucune « valeur » sur le marché. On ne voit pas bien alors la nécessité d’une formation de qualité telle que nous l’avons connue jusque récemment. C’est sans doute ce que vise en sous-main cette réforme qui atteint autant les formations initiales que la formation continue, dont le texte de mars 2014 sonne le glas : diminution drastique des budgets prélevés sur la masse salariale ; détournement des financements vers des formations certifiantes, qualifiantes, diplômantes déjà financées. Alors qu’une grande majorité de travailleurs sociaux engagés dans des métiers exigeants et éprouvants, où la prise de distance est à construire en permanence, sont surtout en attente d’espaces d’élaboration et de construction du sens de leur pratique et non d’un diplôme supplémentaire.
Les partisans de la réingénierie schématique des métiers se trompent donc quand ils disent vouloir défendre par ce moyen le travail social et sa part clinique, le visibiliser pour attirer de nouveaux candidats et surtout l’adapter aux enjeux contemporains, dans un contexte de réduction des moyens publics, comme si c’était inéluctable. Outre le risque évident de contre-productivité, il apparaît que l’enjeu principal est en réalité beaucoup plus politique et qualitatif que stratégique et financier. Quand c’est le sens même de l’engagement dans ces métiers difficiles et les moyens de tenir à l’épreuve quotidienne de difficultés dont la société se déleste qui déraillent, on doit d’abord réfléchir ensemble à la doctrine du travail social qu’il nous faut, aux meilleures conditions de sa préparation collective, pluridisciplinaire et indépendante, et à quel type de société ces différents choix correspondent. L’orientation formaliste-rationnelle couplée à la règle du mieux disant/moins coûtant qui dominent aujourd’hui les travaux de « refondation », font craindre le pire, sous couvert hélas des meilleures intentions.
C’est pourquoi nous soutenons les professionnels en formation ou opérant dans les différentes institutions du social ainsi que les formateurs qui résistent à ce type de changement par le haut et réclament plus de démocratie et plus de respect pour les métiers institués.
Pour continuer de contribuer de façon essentielle au pacte républicain, pour l’avenir du travail social, il faut raisonner en termes de communauté de travail et non de marché des compétences.
Liste des 38 premiers signataires, par ordre alphabétique
Jean-Sébastien Alix, sociologue, formateur à l’IUT B, Lille 3
Nicolas Amadio, maître de conférences en sociologie, directeur du CERIS, Strasbourg
François Astolfi, ancien inspecteur des affaires sanitaires et sociales
Michel Autès, chercheur au CNRS
Romuald Avet, psychologue, formateur dans un centre de formation
Noël Ballestra, éducateur spécialisé, formateur en région PACA
Vincent Balmès, pédopsychiatre, psychanalyste
Philippe Bataille, directeur d’études, EHESS
Michèle Becquemin, maître de conférence, université Paris-Est (DUT Carrières sociales et Masters/DEIS)
Didier Bertrand, éducateur spécialisé, directeur d’établissement, formateur
Jacky Besson, directeur du Centre de formation de l’Essonne (CFE)
Alain Bruel, magistrat honoraire, ancien président du tribunal pour enfant de Paris
Vincent Caradec, professeur à Lille 3
Jean Cartry, éducateur spécialisé en placement familial, auteur chez Dunod
Michel Chauvière, directeur de recherche émérite au CNRS
Raymond Curie, formateur et sociologue (ARFRITS, Lyon 9°)
Jean-Eudes Dallou, directeur du Complexe Gernez Rieux, La Réunion
Jean-Yves Dartiguenave, professeur de sociologie, université de Rennes 2
Bruno Duriez, directeur de recherche émérite au CNRS
Richard Gaillard, maître de conférences en sociologie, université d’Angers
Jean-François Gaspar, maître-assistant à la Haute école de Louvain et à la Haute école de Namur Liège Luxembourg, membre associé du CESSP, EHESS
Vincent de Gaulejac, professeur émérite à l’université Paris Diderot, président du réseau international de sociologie clinique
Roland Gori, professeur émérite de psychopathologie, université Aix-Marseille, psychanalyste, président de l’Appel des appels
Yannick Guillaume, Formateur et superviseur à l'IRTS de Champagne-Ardenne
Christiane Henry, ex-conseillère technique en travail social au bureau du cabinet du ministre des Affaires sociales
Joël Henry, éducateur spécialisé, cofondateur et ancien directeur du comité européen d’action spécialisée pour l’enfant et la famille dans leur milieu de vie (Eurocef), OING près le Conseil de l’Europe
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Michel Lemay, pédopsychiatre, professeur émérite, faculté de médecine de l’université de Montréal
Éric Marlière, maître de conférences en sociologie, Lille 3
Gérard Mauger, directeur de recherche émérite au CNRS
Jacques Marpeau, formateur, chercheur, écrivain
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Joseph Rouzel, éducateur, psychanalyste
Noureddine Zaalouni, sociologue, directeur du Pôle famille parentalité, Maison des parents, Trappes
Si vous vous reconnaissez dans cette analyse et souhaitez ajouter votre nom, avec vos titres, à cette liste des premiers signataires, merci de communiquer vos noms, prénoms, qualités ainsi que vos commentaires éventuels à l’adresse suivante : defendrelesmetierssociaux@gmail.com